Extraits de romans à analyser
Texte : Le Sang des Races (1899)
Louis Bertrand (1866-1941)
On bâtissait l’Algérie moderne.
La fièvre de la construction qui dure encore, commençait à répandre dans les faubourgs tout un peuple bariolé de travailleurs. On édifiait les voûtes du port et le boulevard de l’impératrice. Les rues d’Isly et de Constantine s’ébauchaient, entraînant, comme deux grands canaux, le flot montant des populations neuves vers les plages et les ravins fleuris de Mustapha. Du côté des carrières de Bab-El-Oued, c’était un mouvement perpétuel de lourdes galères, chargés de matériaux. Les cris des charretiers s’élevaient sans cesse, en inflexions rudes ou longuement modulées, au milieu du claquement des fouets et des poussières aveuglantes soulevées des ornières de la route par les pieds des bêtes et des hommes […]
Suivant un des lacets qui vont aux carrières, trois casseurs de pierre descendaient vers le faubourg. Alertes, légers dans leurs espadrilles et leurs pantalons de toile collante, ils semblaient ne pas sentir la brûlure de l’air, ni les poussières qui s’élevaient, et qui rendues caustiques par les urines des mulets, picotait leurs visages et enflammaient leurs paupières.
Derrière eux, d’autres groupes apparurent, puis bientôt toute une procession d’hommes se déroula au flanc de la montagne. Des cris se répandirent, des feux de cigarette se propagèrent d’une bande à l’autre […]
Il ya des hommes de toutes les nations, des terrassiers Piémontais, les plus bruyants de tous, avec leurs faces roses de Gaulois aux longues moustaches blondes et leurs yeux bleus. Ils étalaient de grandes bottes et des pantalons de velours aussi larges que des jupes, à côté de cotte de toile bleue des charpentiers marseillais. Par-ci, par-là, éclataient des tailloles multicolores des petits charretiers de la Camargue et de la vallée du Rhône, qui gesticulaient entre les épaules des Piémontais. Tous se comprenaient, s’excitaient, s’enivraient de leurs propos, que les Piémontais martelaient de rudes accents toniques.
(Support 2)
Texte : Une année dans le Sahel (1858)
On voit s’ouvrir discrètement les quartiers recueillis du vieux d’Alger, et monter des rues bizarres comme autant d’escaliers mystérieux qui conduisaient au silence. Tout d’abord, on aperçoit du peuple arabe les meilleurs côtés, les plus beaux, ceux qui font précisément contraste avec notre état social. Ce peuple a pour lui un privilège unique, et qui malgré tout le grandit : c’est qu’il échappe au ridicule. Il est indigent, il est sordide sans trivialité. Sa malpropreté touche au grandiose […] il est grave, il est violent : jamais il n’est ni bête ni grossier. Toujours pittoresque dans le bon sens du mot. Il est effréné dans ses mœurs, mais il n’a pas de cabarets, ce qui purge au moins ses débauches de l’odeur du vain. Il sait se taire, autre qualité que nous n’avons pas […] il a la dignité naturelle du corps, le sérieux du langage, la solennité du statut, le courage absolu dans sa dévotion. Il est sauvage, inculte, ignorant.
Tous ces attributs, il les garde […] avec une force de résistance ou d’inertie […] quoiqu’il ait toutes les raisons possibles d’être police malgré lui-même […] Il a tout retenu comme au premier jour , ses usages, ses superstitions, ses costumes et la mise en scène à peu près complète de cette existence opiniâtre dans la religion du passé. On pourra le déposséder entièrement, l’expulser de son dernier refuge, sans obtenir de lui quoi que ce soit qui ressemble à l’abandon de lui-même. On l’anéantira plutôt que de le faire abdiquer. Je le répète, il disparaîtra avant de se mêler à nous.
En attendant, cerné de toutes parts, serré de près, j’allais dire étranglé, par une colonie envahissante, par des casernes et corps de grade dont il n’a d’ailleurs qu’un vague souci, mais éloigné volontairement du cours réel des choses, et rebelles à tout progrès, indifférent même aux destinées qu’on lui prépare, aussi libre néanmoins que peut l’être un peuple exproprié, sans commerce, presque sans industrie, il subsiste en vertu de son immobilité même et dans un état voisin de la ruine, sans qu’on puisse imaginer s’il désespère où s’il attend.