Extrait à analyser
Extrait : l’Eternel Jugurtha Jean AMROUCHE (1946)
Je sais bien où m’attend Jugurtha : il est partout présent, partout insaisissable ; il n’affirme jamais qui il est lorsqu’il se dérobe. Il prend toujours le visage d’autrui, mimant à la perfection son langage et ses mœurs ; mais tout à coup les masques les mieux ajustés tombent, et nous voici affrontés au masque premier : le visage nu de Jugurtha ; inquiet, aigu, désespérant. C’est à lui que vous avez affaire : il y a dix-huit million de Jugurtha, dans l’île tourmentée qu’enveloppe la mer et le désert, qu’on appelle le Maghreb.
[…]
Nul mieux que lui, n’est habile à revêtir la livrée d’autrui : mœurs, langages, croyances, il les adopte tour à tour, il s’y plaît, il y respire à l’aise, il en oublie ce qu’il est jusqu’à n’être plus que ce qu’il est devenu. Jugurtha adopte à toutes les conditions, il s’est acoquiné à tous les conquérants ; il a parlé le punique, le latin, le grec, l’arabe, l’espagnol, l’italien, le français, négligeant de fixer par l’écriture sa propre langue ; il a adopté, avec la même passion intransigeante, tous les dieux. Il semblerait donc qu’il fût facile à conquérir tout à fait. Mais à l’instant même où la conquête semblait achevée, Jugurtha, s’éveillant à lui-même, échappe à qui se flattait d’une ferme prise. Vous parlez à sa dépouille, à un simulacre, qui vous répond, acquiesce encore parfois ; mais l’esprit et l’âme sont ailleurs, irréductibles et sourds, appelés par une vois profonde, inexorable, et dont Jugurtha lui-même croyait qu’elle était éteinte à jamais. Il retourne à sa vraie patrie, où il entre par la porte noire du refus. Nous touchons, ici, au caractère le plus profond du génie africain, au mystère essentiel de Jugurtha, à un pôle intérieur impénétrable. Celui qui n’avait jusque-là cessé de dire oui fait tout à coup défaut et s’affirme dans la négation et dans l’hérésie. Je vois ici une véritable frontière des âmes, une véritable frontière spirituelle.