V/ Cas d’étude
Texte 1
D’une longue discussion avec l’Ecrivain, Vingt Cinq revient persifleur et violent.
- Je sais bien ce que je ferai, si j’étais ministre de la Culture […]
Je pratiquerai sans discontinuer une politique de terrorisme culturel. Je commencerai par payer grassement une armée de censures machiavéliques et subtiles qui s’emploieront à démasquer les intellectuels de tout bord qui se verront offrir la reconversion, le silence ou l’exil. J’interdirai l’histoire, et rayerai cette dangereuse discipline des enseignements universitaires. Je réduirai progressivement le nombre des journaux pour n’en laisser qu’un seul, à lire ou à ne pas lire, tenu de répéter ce qu’aura seriné la veille une radio en permanence encerclée par des blindés et qui annoncera imperturbablement un ciel d’azur sur tout le pays. Je cadenasserai les portes des téléspectateurs des agences des presses étrangères. J’oublierai d’importer des livres, et laisser tranquillement chômer acteurs, cinéastes, hommes de théâtre. Je jetterai l’anathème sur les écrivains qui publient à l’étranger et j’égarerai les manuscrits de ceux qui veulent se faire éditer au pays. Alors, pour occuper la scène, je ferai importer, directement d’Amazonie, des aras somptueux, pour les produire à la télévision et laisser les peuples s’extasier de les voir affirmer d’austères évidences dans un langage ésotérique et rare.
Rachid Mimouni, Le Fleuve détourné, Paris Robert Laffont, 1982, pp 98-99
Texte 2
La Foire de Heidelberg se tient dans un mois et demi ; Mahfoudh est déterminé d’ici là à remuer ciel et terre pour entrer en possession de son passeport. La bataille est déjà engagée avec la mairie de Sidi Mebrouk ; il n’a plus peur maintenant, il a eu son baptême du feu. Il est comme ces manifestants qui sont sortis dans la rue et qui ont eu les chars en face d’eux ; leur peur est à jamais annihilée car ce qu’ils pouvaient craindre le plus est advenu.
Il revient trois jours plus tard […] Il jette sur le guichetier qui s’aplatit un regard courroucé puis, regardant Mahfoudh qu’il semble ne pas reconnaître, lui lance sèchement :
- Et vous, que voulez-vous ?
Mahfoudh lui rappelle leur entrevue trois jours auparavant et demande si sa fiche a été retournée par la police.
- J’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous, la suite ne dépend pas de moi, répond le chef de service avant de tourner les talons et de quitter le bureau […]
Mahfoudh voit pour la première fois s’envoler de manière sérieuse la perspective d’aller présenter son invention à la Foire de Heidelberg, et cela le tourmente, le révolte même. […]
C’est l’homme sans personnalité et sans conviction, qui semble réunir en lui tous les critères de promotion : il commence au niveau le plus bas et gravit régulièrement et rapidement les échelons parce qu’il ne se sera jamais fait remarquer, ne possédant ni les idées ni le caractère qui pourrait attirer la foudre sur lui.
Un vieux collègue de Mahfoudh, professeur de philosophie, lui avait dit un jour que, durant sa longue carrière, il avait appris à ménager, parmi ses confrères, les plus médiocres et les plus versatiles, car il étai convaincu qu’ils étaient tous appelés à devenir d’importants responsables, voir des ministres. Et il lui avait nommé quelques hauts responsables qu’il avait côtoyés et dont il avait une idée fort peu flatteuse.
Tahar Djaout, Les Vigiles, Paris, Seuil, 1991, pp.83-84