Support 2 : Extraits de romans Consigne : - Relevez et nommez les éléments paratextuels contenus dans le texte. -Quels aspects formels et indices de cotexte/contexte y distinguez-vous ?
Texte Annie Emaux raconte sa jeunesse dans un petit village de Normandie à la fin des années 1950. Jeune fille, elle a aimé les études, ce qui n’a pas été compris par son père, petit commerçant
Il s’énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sous la porte de ma chambre le soir lui faisait dire que je m’usais la santé. Les études, une souffrance obligée pour obtenir une bonne situation et ne pas prendre un ouvrier1. Mais que j’aime me casser la tête lui paraissait suspect. Une absence de vie à la fleur de l'âge. Il avait parfois l'air de penser que j’étais malheureuse. Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de la honte que je ne gagne pas encore ma vie à dix-sept ans, autour de nous toutes les filles de cet âge allaient au bureau, à l'usine ou servaient derrière le comptoir de leurs parents. Il craignait qu'on ne me prenne pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse : « On ne l'a jamais poussée, elle avait ça dans elle. » Il disait que j'apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c'était seulement travailler de ses mains. Les études n'avaient pas pour lui de rapport avec la vie ordinaire. Il lavait la salade dans une seule eau, aussi restait-il souvent des limaces. Il a été scandalisé quand, forte des principes de désinfection reçus en troisième, j'ai proposé qu'on la lave dans plusieurs eaux. Une autre fois, sa stupéfaction a été sans borne, de me voir parler anglais avec un auto-stoppeur qu'un client avait pris dans son camion. Que j'aie appris une langue étrangère en classe, sans aller dans le pays, le laissait incrédule2. […] La dispute éclatait à table pour un rien. Je croyais toujours avoir raison parce qu'il ne savait pas discuter. Je lui faisais des remarques sur sa façon de manger ou de parler. J'aurais eu honte de lui reprocher de ne pas pouvoir m'envoyer en vacances, j'étais sûre qu'il était légitime3 de vouloir le faire changer de manières. Il aurait peut-être préféré avoir une autre fille. Un jour : « Les livres, la musique, c'est bon pour toi. Moi je n'en ai pas besoin pour vivre. » Le reste du temps, il vivait patiemment. Quand je revenais de classe, il était assis dans la cuisine, tout près de la porte donnant sur le café, à lire Paris - Normandie, le dos voûté, les bras allongés de chaque côté du journal étalé sur la table. Il levait la tête: « Tiens voilà la fille » Annie Ernaux, La Place, Folio, Gallimard1984,
1 Ne pas prendre un ouvrier : ne pas se marier avec un ouvrier. 2 Incrédule : le père est très étonné; il a du mal à croire à cette idée. 3 Il était légitime : la fille considère que son attitude est juste, normale
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