La mère, Fadhma Ath Mansour, exilée oui, mais jamais aliénée, enfant naturelle, elle a vécu un parcours douloureux d’exclusion sociale et religieuse raconté dans sa biographie Histoire de ma vie [1] dont l’écriture a commencé en août 1946. Un parcours dans lequel elle révèle et témoigne de son premier exil forcé : Enfant, elle est séparée de sa mère par la force des circonstances et se retrouve chez les Sœurs dans l’école laïque de Taddert-ou-Fella, puis subit la contrainte de se séparer  de sa mère spirituelle, son enseignante, Mme Malaval suite à la fermeture définitive de l’école. Jeune mariée, elle e sépare de sa Patrie, en suivant son époux à Tunis. Kabyles chrétiens pendant la guerre, ils vivaient et subissaient  une menace au quotidien[2]. La mort décide de la séparer de son époux. Veuve, elle demeure auprès de ses enfants en Bretagne jusqu’à sa mort en 1967.

 

La fille, Taos Amrouche, exilée dans un contexte colonial, prend conscience de sa différence et de son incapacité à se situer quelque part. Ses romans traduisent douloureusement ce dilemme, ils retracent l’itinéraire d’une femme qui tente une réappropriation  de son histoire pour se construire en tant qu’individualité à part entière. Son œuvre romanesque[3] fortement autobiographique est animée d’un souffle de passion, de révolte et d’émotion.  Taos Amrouche publie en 1947, déjà avec Djamila Debbèche et bien avant les classiques de la littérature maghrébine que sont les Feraoun, Dib et Mammeri en Algérie, Séfrioui, Chraïbi et Khatibi au Maroc et Memmi en Tunisie. Elle publiait Jacinthe noire et entrait de plain pied dans la sphère trop hermétique des écrivains de l’époque, constituée de deux collèges : les indigènes, d’un côté, avec Hamdane Khodja, Ould ech-cheikh, etc., et les algérianistes de l’autre, avec Loti, Roblès...

        

         Le fils, Jean Amrouche occupant une place singulière du fait de son statut d'assimilé dû à sa confession chrétienne et à sa nationalité française, témoigne tout le long de ses écrits du dilemme de l'écrivain maghrébin, partagé entre la revendication des origines et le désir d'assimilation à la culture occidentale. Bien que se voulant cette « arche », ce « pont qu'on piétine » entre deux mondes, la tragédie de 1945 et la guerre vont de plus en plus l'éloigner de la France, sa « patrie de l'esprit », et le conduire à s'interroger sur le droit qui fonde le dominant à éliminer le dominé en raison de son infériorité ethnique et à décrire, en précurseur ce que Bourdieu appellera « la violence symbolique », cette violence cachée que l'on subit malgré soi et qui consiste à inculquer chez le dominé le stigmate et à considérer qu'il le définit. Solitaire mais solidaire, Jean Amrouche va élever la voix pour défendre ses frères, en quête, comme lui, d'une identité et du « besoin tragique d'avoir un nom ». C’est ce parcours complexe et les problématiques qu'il soulève que ses écrits crient.

 

Jean Déjeux,  analysant la production littéraire des écrivains actifs entre 1920 et 1950, époque qu’il nomme : Période du mimétisme et de l’acculturation[4] , il ‘’crie’’ haut et fort l’exception du génie littéraire qu’incarnait Jean Amrouche à cette époque   « A part Amrouche, l’écrivain offre à la France  de l’époque l’écriture qu’elle désirait »[5]. Il lui consacre deux passages qui résument pleinement la grandeur et le génie hors du commun de cet auteur : « Jean Amrouche (1906-1962) émerge royalement au-dessus de ces poètes mineurs. […] A la recherche des ancêtres et des sources vives de son enfance, du paradis perdu et de son identité profonde, il est le seul sur le plan littéraire (mais aussi plus que littéraire) à avoir présenté face au mythe de l’Eternel Méditerranien latin de Bertrand, et à celui de la Méditerranée comme patrie d’Audisio, le contre mythe de l’Eternel Jugurtha dans un texte passionné et personnalisé. Ceci en 1946 »[6]

 

L’Eternel Jugurtha, rédigé en 1943, publié en 1946  dessine l’état d’âme du colonisé et de sa soif de liberté, c’est une réponse unique dans sons genre adressé au clan de Louis Bertrand[7] dont les écrits portent et défendent obstinément l’idéologie colonialiste, qui se manifeste par ce désir ardent de vouloir rattacher l’Algérie française à l’Algérie romaine, à retrouver ses ancêtres latins sur les terres maghrébines pour justifier la colonisation. En déterrant les grandes figures de l’histoire algérienne, Jean Amrouche était certain que le retour aux sources était un moyen de retrouver son identité et ses origines.

Jean Déjeux s’attache à montrer dans son approche historique que Jean El Mouhouv Amrouche se détache sans conteste de ses contemporains, en héraut de l’esprit nouveau et de l’originalité de la littérature maghrébine : « Amrouche écrivait aussi en 1940-41 un texte très pensé et très précis comme ‘’Préface à des chants imaginaire’’ où il montrait l’urgence d’une libération de l’imaginaire chez les écrivains autochtones pour sentir vraiment l’Afrique ‘’vivre au fond de soi’’ »[8]

Oublié par l’Histoire, ce grand nom de la littérature et de la culture maghrébine est tombé dans les limbes de l’oubli, oubli dû en partie à ce qu’il représente.

        

         Né à Ighil Ali en 1906 au sein d’une famille convertie au Christianisme, Jean El Mouhouv AMROUCHE incarne le drame de l’intellectuel maghrébin dans le contexte colonial. Il fit ses études secondaires en Tunisie puis intégra l’Ecole Normale de Saint-Cloud. Il devint instituteur avant d’entrait au ministère de l’Information d’Alger, puis à la radiodiffusion française.  En 1958, il est le rédacteur en chef du journal parlé à la RTF. Il anima plusieurs émissions parmi elles Des idées et des hommes. Cette émission sera supprimée à causes des positions politiques qu’elle exposée. Il servira de médiateur entre le Général de Gaulle et Ferhat Abbas. Partisan de l’autonomie de l’Algérie, il mourra quelques mois avant l’indépendance, le 16 avril 1962.

 

         Marqué par la singularité de sa naissance (Chrétien[9], il représente l’intrusion coloniale), Amrouche représente cet entre-deux qui résulte de l’état schizophrénique résultant de l’acculturation coloniale.  Il est cet être hybride qui se bat contre la déchirure d’une consciente éclatée entre l’Etre original (Algérianité) et l’Etre d’adoption (la Francité). Conscient de cet état, le premier poète maghrébin écrivait « si la France est l’esprit de mon âme, l’Algérie est l’âme de cet esprit ».

Constitué sous l’ombre d’une France mythique, déçu par la France réelle, il s’engagera pour l’indépendance de l’Algérie conscient que « l’homme ne peut vivre (…) s’il ne peut avouer son nom »

Jean El Mouhouv Amrouche prendra, tout au long de son œuvre, deux visages : celui d’un Prométhée maghrébin qui s’empara de la langue française dans ce qu’elle a de plus ignée ; et celui d’un Homme qui a force d’éclatement, de dispersion se cherche dans la multitude qui l’entoure.

 

         Amrouche est un Homme à l’insatiable recherche de son Ego, de sa Patrie, de cet étranger qui l’habite,…. Afin de dominer cette plaie béante qui annihile tout ce qui le constitue, le poète s’appropriera toutes les identités, toutes les langues, tous les êtres. C’est en cela qu’il est humaniste.

 

Thématiques de l’écriture amrouchienne[10]

L’écriture amrouchienne est marquée par l’exil et l’angoisse d’un Moi multiple qui a été marqué par trois ruptures initiales : le départ d’Ighil, le départ vers la France et la Guerre d’Algérie. Sa littéraire devient sa planche de salut, elle va le sauver de l’errance

à Conscience de l’hybridité. C’est ainsi que Mammeri disait « le sort des Amrouche a été une fuite harcelée, hallucinante, de logis en logis, de havre jamais de grâce en asile toujours précaire. Ils sont toujours chez les autres étrangers, où qu’ils soient » 

à Désillusion d’une France mythique

à Problématique du nom qui se retrouve dans sa propre identité nominale 

Jean

ò

Chrétienté

El Mouhouv

ò

Amazighité

Amrouche

ò

Maghrébinité

 à Quête d’un pays innocent (l’Algérie) qu’il cherchera à expliquer aux Français (principalement dans son Eternel Jugurtha). Ce pays est assumé principalement dans son verbe ancestral (poèmes, mythes, chansons, …)

à Thème de l’enfance et de l’absence

à Mysticisme. La poésie de Amrouche est une tentative, effrénée, pour transcender la matière, l’angoisse de l’instant pour rejoindre l’Eternel. A travers une foi qui atténue le déracinement, le poète cherche un sens à sa vie



[1] Fadhma Ait Mansour, Histoire de ma vie, Paris, Maspéro, 1968

[2] « Pour les Kabyles, nous étions des Roumis, des renégats. Pour l’armée, nous étions des bicots comme les autres » ,  Histoire de ma vie, p. 203

[3] Jacinthe noire, Paris, Ed. Charlot, 1947 – Rue des Tambourins, Paris,  Editions de la table ronde, 1960 – L’Amant imaginaire, Paris, Nouvelle Société Morel, 1975 – Solitude ma mère, 1976

[4] Jean Déjeux, Situation de la Littérature maghrébine de langue française, Approche historique – Approche critique, Bibliographie des œuvres maghrébines de fiction 1920-1978, Op.cit, p.16

[5] Jean Déjeux, Situation de la Littérature maghrébine de langue française, Approche historique – Approche critique, Bibliographie des œuvres maghrébines de fiction 1920-1978, Op.cit, p.30

[6] Jean Déjeux, Situation de la Littérature maghrébine de langue française, Approche historique – Approche critique, Bibliographie des œuvres maghrébines de fiction 1920-1978, Op.cit, p.29

[7] Par l’apologie qu’il fait de la colonisation, par la place que le colonisateur occupe dans son œuvre, Louis Bertrand se présente comme le chantre du système colonial. Aucun écrivain français n’a aussi clairement traduit l’idéologie colonialiste. Née à l’époque où les colons s’octroyaient les pleins pouvoirs en Algérie, son œuvre défend et glorifie le colonisateur. Son premier roman Le Sang des Races publié en 1898 (année des délégations financières) répond pertinemment aux besoins moraux du régime colonial.

[8] Jean Déjeux, Situation de la Littérature maghrébine de langue française, Approche historique – Approche critique, Bibliographie des œuvres maghrébines de fiction 1920-1978, Op.cit, p.29

[9] - Il faut que les étudiants comprennent que les religions existant avant la conquête française de l’Algérie sont les religions musulmane et hébraïque.  Le décret Crémieux de 1870 accorda la citoyenneté française aux 32 000 juifs d’Algérie

[10] [10] Nous citons intégralement à ce niveau, l’étude réalisée par  Ait Yala Dya. Enseignante à l’université de Bouzareah


Modifié le: jeudi 23 mars 2023, 23:07