·        Nedjma : Un roman moderne

Nedjma de Kateb Yacine n’est pas un roman qui répond aux normes traditionnelles.[1] Dans leurs « avertissements », les éditeurs (Editions Seuil – 1956) mettent en garde les lecteurs à propos des particularités du roman qu’ils présentent. Tout lecteur qui s’apprête à lire Nedjma est d’emblé avisé à affronter moult difficultés.

 

Avec Nedjma, Kateb Yacine inscrit son écriture dans la mouvance du changement fondamental qui se produisait dans l’art du roman au commencement du 20e siècle. Une époque où les romanciers se mettent à la recherche et à la création de nouvelles formes d’art. De nouvelles techniques romanesques sont introduites par ces écrivains qui ont créé des œuvres se caractérisant par plusieurs traits communs : une structure discontinue, de fréquents glissements dans le temps, des renversements dans les points de vue provoquant des successions désordonnées de scènes et des intrigues incohérentes.

Nedjma présente amplement ces principales caractéristiques.

 

·        La structure de Nedjma

Nedjma fut l’inspiratrice du roman et elle est au cœur même de l’œuvre qui porte son nom. Nedjma est toujours présente, intervenant elle-même ou obsédant les personnages. Le roman se caractérise par le traitement des mêmes faits selon les points de vue des quatre personnages : Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha. Ces faits sont présentés dans une intrigue confuse où passé et présent sont constamment mêlés.

           

La structure de Nedjma est qualifiée de complexe : Chaque section concerne plusieurs personnages à la fois et, à l’intérieur de chaque section, les mêmes événements sont successivement considérés à travers différents point de vue, c’est-à-dire ceux des différents personnages ; et l’auteur lui-même – observateur omniscient intervient souvent pour nous fournir les détails nécessaires.

A titre d’exemple, la section III s’ouvre sur les réflexions de Mourad s’exprimant sur l’amitié plutôt étrange qui lie Rachid et un homme deux fois plus âgé que lui : Si Mokhtar. Puis on nous montre Rachid dans une chambre racontant à Mourad leur origine commune. Enfin, apparaît Si Mokhtar au cours d’un voyage qu’il fait avec Rachid au Moyen-Orient ; il lui conte alors le récit de leurs ancêtres (p.24). Entre-temps, un observateur objectif et omniscient lie constamment les différents épisodes les uns des autres. Il intervient, par exemple, pour expliquer comment Rachid et Si Mokhtar ont préparé leur voyage et comment Rachid s’est arrangé pour pénétrer dans un bateau en partance vers Djeddah.

Quelquefois, le renversement des points de vue est très habilement introduit.

Par exemple, quand Nedjma est arrivée à Constantine, nous lisons au sujet de son arrivée :

« Elle vint à Constantine sans que Raçhid sût comment. Il ne devait jamais le savoir » (p.104)

«  Elle vint à Constantine je ne sais comment, je ne devais jamais le savoir ». (p.105)

 

Ce  glissement particulier d’un point de vue à  un autre pourrait être considéré comme une sorte de pivot entre les deux douzaines des chapitres. Et bien que chaque section dans Nedjma soit certainement très complexe dans sa structure, chacune d’elle reste assez claire en ce qui concerne le développement de l’intrigue ; le lecteur est aidé par les fréquentes interventions de l’observateur objectif qui relie constamment les différentes parties du roman. Ce procédé permet à l’auteur d’insérer dans ce roman tout ce qu’il tient à exprimer

 

·        La répétition des mêmes événements

Le lecteur constatera au cours du roman la reprise de la même scène. Par exemple, au début de la première section, on est informé à propos d’un incident qui concerne Lakhdar qui a eu une querelle avec Monsieur Ernest et finalement le frappe.

 

« Voilà notre ami Lakhdar, qui a réglé son compte à M. Ernest. Va chercher trois bouteilles. Ils boivent jusqu'au matin dans la chambrée commune. A six heures, ils partent pour le chantier, saris Lakhdar.

Observant les premiers coups de pioche, M. Ernest semble revenu à de meilleurs

sentiments; le front bandé, son masque de fureur maussade a disparu ; il questionne d'un ton calme :

—Où est Lakhdar?

—Je sais pas, grimace Mustapha.

—Il peut revenir. J'ai pas porté plainte.

Tandis qu'ils se démènent, les ouvriers poursuivent de loin en loin la conversation ; ils se

demandent si le chef d'équipe ne prépare pas un mauvais coup.

—Pas la première fois qu'un chef d'équipe se fait rosser par un manœuvre... » (p.12)

 

Cependant, les causes de la querelle ne sont pas précisées et on sait très peu de choses sur l’incident lui-même.

Puis, au début de la deuxième section on trouve une relation complète de la même querelle :

« Les lèvres tachées par la sauce des choux fleurs, M. Ernest marche vers Lakhdar; cette fois,

l'interpellation de sa fille l'ayant élevé aux sommets de l'héroïsme, il jette le mètre dans la

tranchée; Lakhdar fait un tour sur lui- même, prend le contremaître à la gorge, et, d'un coup

de tête, lui ouvre l'arcade sourcilière ». (p.50)

 

Quand les gendarmes l’arrêtent, après l’incident, Lakhdar dit : « ce n’est pas la première fois ». En effet, la première fois que Lakhdar est allé en prison, c’était au moment du soulèvement de Sétif, le 8 mai 1945. Cet événement est évoqué dans la deuxième section mais sans aucune précision sur l’importance de son contexte :

 

« Fallait pas partir. Si j'étais resté au collège, ils ne m'auraient pas arrêté. Je serais encore

étudiant, pas manoeuvre, et je ne serais pas enfermé une seconde fois, pour un coup de

tête. Fallait rester au collège, comme disait le chef de district.

Fallait rester au collège, au poste.

Fallait écouter le chef de district.

Mais les Européens s'étaient groupés.

Ils avaient déplacé les lits.

Ils se montraient les armes de leurs papas.

Y avait plus ni principal ni pions.

L'odeur des cuisines n'arrivait plus.

Le cuisinier et l'économe s'étaient enfuis.

Ils avaient peur de nous, de nous, de nousl

Les manifestants s'étaient volatilisés.

Je suis passé à l'étude. J'ai pris les tracts.

J'ai caché la Vie d'Abdelkader.

J'ai ressenti la force des idées.

J'ai trouvé l'Algérie irascible. Sa respiration...

La respiration de l'Algérie suffisait.

Suffisait à chasser les mouches.

Puis l'Algérie elle-même est devenue...

Devenue traîtreusement une mouche.

Mais les fourmis, les fourmis rouges.

Les fourmis rouges venaient à la rescousse.

Je suis parti avec les tracts. Je les ai enterrés dans la rivière.

J'ai tracé sur le sable un plan...

Un plan de manifestation future.  (p.53)

 

Ce passage reste obscur et le manque de détails empêche le lecteur d’en saisir toute la signification. Heureusement, l’événement, la manifestation patriotique réapparait dans le roman. Un récit complet  est présent dans la section cinq :

L'Allemagne a capitulé.

Couples. Brasseries bondées.

Les cloches.

Cérémonie officielle; monument aux morts.

La police se tient à distance.

Contre-manifestation populaire.

Assez de promesses. 1870. 1918. 1945.

Aujourd'hui, 8 mai, est-ce vraiment la victoire?

Les scouts défilent à l'avant, puis les étudiants.

Lakhdar et Mustapha marchent côte à côte.

La foule grossit.

Quatre par quatre.

Aucun passant ne résiste aux banderoles.

Les Cadres sont bousculés.

L'hymne commence sur des lèvres d'enfants :

De nos montagnes s'élève

La voix des hommes libres. (p. 227)

 

Souvent, dans Nedjma, l’événement est d’abord présenté très brièvement et de façon presque obscure et désordonnée ; puis, plus loin, il est repris et expliqué entièrement. Au fur et à mesure, la signification des événements est de plus en plus claire et, progressivement, le lecteur a l’impression que ses efforts aboutissent.

 

·        Le renversement des points de vue

Une particularité à citer dans Nedjma concerne les événements dont la présentation est liée aux différentes consciences qui les présentent. Ce procédé littéraire dénote chez Kateb Yacine l’habileté de donner au lecteur  les différents aspects du même événement. Ce procédé de la répétition est loin d’être non intentionnel ; il se rattache au roman moderne dont les partisans pensent qu’un événement peut être interprété de différentes manières. Ainsi, le romancier s’attèle  à donner non pas une interprétation choisie, unique   et arbitraire d’un événement, mais à lui octroyer plusieurs interprétations.

 

     A la lumière de cette théorie qui rejette le recours à un même point de vue, le devoir du romancier moderne opte pour la considération de l’événement abordé en le traitant à travers divers points de vue afin de présenter une image fidèle et vivante de l’événement évoqué. A ce propos, on retrouve plusieurs exemples significatifs dans Nedjma.

 

      Au début du roman, nous constatons un événement de peu d’importance, Nedjma, le personnage, est allée au marché et Mustapha, qui est commissionnaire, porte son panier plein de fruits et de légumes. Cet événement est évoqué dans le roman selon deux versions :

 

D’abord vu par Nedjma :

« Remonter à la terrasse? Trop de curieux... Trop de connaissances dans les tramways... Quel maladroit ! Les fruits ont failli tomber... Il avait les mains blanches, les ongles sales... Agréable, sans celle taille de chimpanzé... Pas d'ici, évidemment. Chassé par sa famille?

Celle façon d'économiser sa barbe... Si Kamel savait que j'ai donné cent francs à un commissionnaire!... Pourquoi l'ai-je fait au juste? ». (p.67)

 

Puis le même événement est vu par Mustapha

 

« Elle était revêtue d'une ample cagoule de soie bleu pâle, comme en portent depuis peu les Marocaines émancipées ; cagoules grotesques; elles escamotent la poi-trine, la taille, les hanches, tombent tout d'une pièce aux chevilles; pour un peu, elles couvriraient les jambelets d'or massif (la cliente en portait un très fin et très lourd)... Ces cagoules dernier cri ne sont qu'un prétexte pour déga-ger le visage, en couvrant le corps d'un rempart uniforme, afin de ne pas donner prise aux sarcasmes des puritains... Elle m'a parlé en français. Désir de couper les ponts en me traitant non seulement comme un commissionnaire, mais comme un mécréant, à qui l'on signifie qu'on n'a rien de- commun avec lui, évitant de lui parler dans la langue ma-ternelle. Pas voulu que je l'accompagne en tramway... Le couffin n'était pas si lourd... J'aurais pu la suivre jusqu'à la villa, si elle ne m'avait vu au moment de descendre; du tramway, je l'ai vue gravir un talus, disparaître ; puis mon regard s'est porté au sommet du talus. Elle avait ôté sa cagoule; je l'aurais reconnue entre toutes les femmes, rien qu'à ses cheveux... » (p.72)

 

Ainsi, grâce à la même présentation de la même scène perçue par deux personnages, le lecteur arrive à saisir davantage sa véritable signification. Il est mis au courant des réactions des différents personnages et de leurs rapports. Cette manière de traiter un sujet est bien plus vivante et efficace que la manière traditionnelle qui préconisait la description des événements à travers un seul pont de vue – celui d’un observateur omniscient- et avec moult détails psychologiques. A ce propos, Charles Bonn affirme que :

« chacun de ses procédés se prête à une double lecture. Le sens historique ou politique peut être lu, à condition que le lecteur en fasse l'effort que des structures textuelles lui suggèrent. Il n'est jamais imposé ou dicté par l'auteur. « Kateb pose les contradictions, il ne les résout pas », dit Jacqueline Arnaud […]Aussi refuse-t-il les significations trop évidentes, trop limpides»[2] Dans Nedjma de Kateb, on laisse au lecteur le soin de découvrir par lui-même les réactions des différents personnages et leurs relations.

 

·        Les glissements dans le temps

Dans Nedjma, le renversement des points de vue est toujours accompagné de glissement dans le temps et, plus précisément, de fréquents retours en arrière. Le premier événement dont il est question au début de la deuxième  section est la querelle durant laquelle M. Ernest est blessé par Lakhdar. Après la querelle, Lakhdar est emprisonné. Quelques jours plus tard (aucune précision n’est donné sur la date) Lakhdar réapparaît et nous le retrouvons avec ses deux amis : la scène de son retour est présentée dans le premier chapitre de la section I, tout au début du roman. Ainsi, la chronologie des deux événements est totalement bouleversée : le début de la deuxième section est un retour en arrière qui présente une scène antérieure aux événements de la première section. De même l’épisode final du roman est vraisemblablement celui de Rachid, penché au bord du gouffre du Rhummel, entrain de confier son passé :

« Rachid nettoyait la pipe, sur le gouffre nocturne, prenant dela hauteur comme un avion délesté, inoffensif et vulnérable, pris en chasse entre la base et l'objectif, entre le père abattu et le nègre qui l'avait vengé, mais gardait Nedjma en otage ». (p.190)

 

La présentation de cette scène à la fin de la section IV et non à la fin du roman révèle chez Kateb une indifférence totale à l’égard de la chronologie. L’intrigue dans Nedjma se déplace dans le temps, vers l’avenir ou le passé, d’une manière totalement confuse. La dernière scène du roman répète, presque exactement la scène du début.

 

·        La méthode en spirale

Kateb interrompt  et ne respecte pas l’ordre chronologique de son histoire. S’inscrivant dans le sillage de l’écriture Faulknerienne, il adopte une méthode totalement différente de la forme romanesque conventionnelle, favorisant le déroulement de ses pensées telles qu’elles surgissent dans son esprit ; une méthode qui permet de faire naître une vision originale d’un monde en mouvement et en devenir toute en même temps.

 

A ce propos, les éditeurs de Nedjma ont toujours parlé de cette technique romanesque qualifiée de  « longues spirales indéfiniment continue » pour décrire le cours des pensées de Kateb. L’histoire continuellement répétée en spirales du début à la fin du roman ont un même point de convergence.

 

·        Le monologue intérieur

 

L’émergence du concept de courant de conscience[3] vers la fin du 19e siècle et le début du 20e a influencé les romanciers de cette époque. Ils font recours au procédé du monologue intérieur dans le but de pouvoir exprimer le cours des pensées intérieures de leurs personnages. Le premier chef-d’œuvre qui apporta du renouveau de l’art romanesque fut incontestablement Ulysse de Joyce (1922). C’est un moyen par lequel le romancier tente de montrer le flux des pensées qui s’écoulent dans les esprits des personnages. Autrement dit, le monologue intérieur sert à exprimer par des mots toutes les pensées telles qu’elles envahissent la conscience.

 

Dans Nedjma, Kateb emploie ce procédé dans quelques passages relativement courts. Ces passages sont toujours introduits par l’écrivain qui se comporte comme un observateur omniscient. C’est le cas par exemple dans le passage ou Nedjma le personnage apparaît pour la première fois dans le roman :

« Elle entend remuer la broussaille; « ce n'est pas le vent »... Les seins se dressent. Elle s'étend. Invivable consomption du zénith; elle se tourne, se retourne, les jambes repliées le long du mur, et donne la folle impression de dormir sur ses seins... «Remonter à la terrasse? Trop de curieux... Trop de connaissances dans les tramways... Quel maladroit ! » (p.67)

 

La première phrase entraîne le lecteur auprès de Nedjma et l’aide à comprendre que la seconde phrase « ce n'est pas le vent » est exprimé réellement par Nedjma. Le décor préparé, le flux de pensée de Nedjma commence à jaillir. Nous devons nous souvenir qu’elle est encore émue par le jeune homme qui l’a aidé à porter le panier au marché. L’image de ce jeune homme émerge progressivement des flux de ses pensées, grâce aux associations d’idées qui se font dans son esprit. L’expression « Trop de curieux » lui rappelle te tramway dans lequel elle a craint d’être reconnue si elle parlait à Mustapha. Alors l’image de Mustapha lui paraît clairement « Quel maladroit » se dit-elle. Puis ses pensées s’écoulent en courtes phrases, presque toutes sans verbes, cette absence de verbes traduit la rapidité des pensées de Nedjma.

 

La même présentation du monologue intérieur est visible dans le passage quand Mustapha pense à sa rencontre avec Nedjma. La scène est d’abord présentée par un observateur omniscient. Puis le flux des pensées de Mustapha commence à s’écouler :

Mustapha tourne le dos à Mourad, et s'assied sur un ponton... « Elle était revêtue d'une ample cagoule de soie bleu pâle, comme en portent depuis peu les Marocaines émancipées ; cagoules grotesques ; elles escamotent la poi-trine, la taille, les hanches, tombent tout d'une pièce aux chevilles; pour un peu, elles couvriraient les jambelets d'or massif (la cliente en portait un très fin et très lourd)... Ces cagoules dernier cri ne sont qu'un prétexte pour déga-ger le visage, en couvrant le corps d'un rempart uniforme, afin de ne pas donner prise aux sarcasmes des puritains... Elle m'a parlé en français. Désir de couper les ponts en me traitant non seulement comme un commissionnaire, mais comme un mécréant, à qui l'on signifie qu'on n'a rien de- commun avec lui, évitant de lui parler dans la langue ma-ternelle. Pas voulu que je l'accompagne en tramway... Le couffin n'était pas si lourd... J'aurais pu la suivre jusqu'à la villa, si elle ne m'avait vu au moment de descendre; du tramway, je l'ai vue gravir un talus, disparaître ; puis mon regard s'est porté au sommet du talus. Elle avait ôté sacagoule; je l'aurais reconnue entre toutes les femmes, rien qu'à ses cheveux... » (p.53)

 

Ce passage traite, exactement dans le même style que le précédent, des événements déjà évoqués par Nedjma. A la fin du passage, l’observateur intervient à nouveau et poursuit la narration : Mustapha interrompt sa rêverie, sans quitter le ponton, le regard attiré par l'eau. (p.72)

 

L’utilisation du monologue intérieur s’accompagne donc dans Nedjma de l’intervention constante de Kateb qui présente la scène ou ajoute les détails nécessaires à la compréhension du flux de pensées. La méthode de Kateb est parfois plus théâtrale que narrative. Il semble souvent soucieux de préparer tous les décors pour une scène donnée : à travers le romancier, on devine l’auteur dramatique et l’utilisation du monologue intérieur chez Kateb laisse une impression de virtuosité.

 

·        Langue et style

Les romanciers modernes avaient généralement plus à dire que les formes des phrases conventionnelles ne leur permettaient ; il leur fallut découvrir un langage qui répond à leurs desseins ; une nouvelle conception du roman nécessite un nouveau langage et un nouveau style. L’usage du monologue intérieur n’en est qu’une solution partielle. Le langage offre toujours manière à investigation, il demeure l’objet d’une recherche constante pour pouvoir traduire toute nouvelle condition humaine. Mais, puisque le langage a ses limites, il doit être constamment mis à l’épreuve pour être adapté le mieux possible au but de l’écrivain. Le nouvel art littéraire nécessite la découverte d’une forme neuve, il doit se libérer du style rigide du roman conventionnel.

 

      A cet effet, loin de prêter à ses personnages un langage académique, Kateb laisse chacun d’eux s’exprimer selon son propre langage et la variété des styles dans Nedjma est évidente.

 

-La façon de parler de Si Mokhtar, toujours imagée et fantisiste est différentes de celle de Lakhdar ou de Mustapha. Quand Mustapha exprime ses pensées dans son carnet, son style est beaucoup plus élaboré que dans les dialogues entre les personnages :

Il existe des femmes capables d'électriser la rumeur publique; ce sont des buses, il est vrai, et même des chouettes, dans leur fausse solitude de minuit; Nedjma n'est que le pépin du verger, l'avant- goût du déboire, un parfum de citron... Un parfum de citron et de premier jasmin afflue avec le délire de la convalescente mer, encore blanche, hivernale; mais toute la ville s'accroche à la vivacité des feuillages, comme emportée par la brise, aux approches du printemps. (p.84)

 

-Quant à Lakhdar, ses discours sont souvent ironiques et parfois inattendus. A son arrivée à Bône, il est hébergé chez Nedjma. Avant de s’endormir, il pense :

« Je suis fou. L'argent et la beauté. Un bijou pareil, je l'attacherais à mon lit. Il a au moins cent cravates... Qu'est- ce que j'ai, à ronronner comme un Don Juan hispano- mauresque IRustre, timide! Le notaire achèvera de m'étouffer ; je préfère vendre des haricots de mer »... (p.239)

 

 

            -Les expressions familières sont nombreuses, dans Nedjma : cependant, la langue française a ses limites pour exprimer l’âme algérienne et rend difficile la tâche de l’écrivain ; mais grâce au pouvoir créateur de Kateb et sa parfaite connaissance du français, nous trouvons, dans Nedjma, des expressions telles que :

 

-          Un jour comme aujourd’hui (p.31)

-          Dieu le généreux… (p.12)

-          Le Bon Dieu n’a pas dit ça. (p.31)

-          Un homme si bon, tout en miel, à croire que ce n’est pas le fils de sa mère. (p.69)

 

Toutes ces expressions sont tirées du parler populaire algérien. Mais le lecteur doit les « entendre » en arabe pour apprécier pleinement leur signification algérienne.

 

-La grammaire et la syntaxe subissent parfois une distorsion volontaire :

Toujours, les traîtres me poursuivent (p.31)

 

            La position de « Toujours » devrait être à la fin de la phrase. Mais l’ordre des mots ici est précisément celui de la phrase arabe dans le dialecte populaire.

           

-Des paroles de Mustapha à l’école, déroulent ses pensées exactement de la manière dont elles viennent à l’esprit sans aucune intervention apparente de l’écrivain :

 

            Notre institutrice, les parents ont le droit de rire devant elle. Elle vient de loin.

Mlle Dubac.

Cliquetis du nom idéal.

— Silence, allons les petits !

Y a des grands et des petits ! L'école, c'est pour nous mélanger, oui ou non ? Elle est enrhumée. Se sert pas de ses doigts. Jamais une tâche d'encre. C'est son mouchoir ou une boule de neige? Ça saigne avec un sourire. Peut-être qu'elle crache des coquelicots dans les mille et une nuits! Non, des roses. Si elle me laissait sentir ses ongles. Si on changeait de sueur. Elle salit pas ses aiguilles. Le tricot est pour moi ? Elle regarde toujours les autres.

Dubac Paule. On boit son prénom comme de l'air. On le fait revenir. On le lance loin. Paule. Malheur de s'appeler Mustapha. Française. France. Elle a une auto? Mais elle mange du porc. D'abord elle n'a pas faim ! On dit rien si elle casse la craie. Elle a cent cahiers neufs. Elle peut écrire des lettres. Ses parents ont un château fort? C'est loin d'ici. Elle est venue en car. Avec son fiancé. Fi an cé. Les parents disent : mademoiselle Dubac. Pas Paule. C'est sous-entendu. Son fiancé joue au ballon. Il shoote fort. Fiancé. Français. Moi je suis un Arabe. Mon père est instruit. Il a une canne. Ma mère s'ap-pelle Ouarda. Rose en français.

Elle sort pas. Elle lit pas. Elle a des. souliers en bois. Rose. France. Y a les paroles qui changent. Et les habits. Et les maisons. Et les places dans l'autocar. Quand je serai grand, je monterai devant. Avec la maîtresse. Grandes vacances. Elle m'emmènera. Elève à encourager. Elle a mis ça. Je lui rendrai. Je lui corrigerai les devoirs. Elle m'achètera un pantalon. Elle me donnera un nom. (p.204-205)

 

Dans ce passage, notre esprit suit les pensées voyageuses de Mustapha ; les phrases sont courtes et se suivent d’une manière désordonnée ; la syntaxe est simple ; peu importe la grammaire ; quelques phrases sont sans verbes ; de longues phrases n’auraient pas convenu à la rapidité des pensées de Mustapha

 

La variété de styles chez Kateb se remarque très fréquemment dans Nedjma. Ses interventions sont soit explicatives – et alors elles contiennent souvent une bonne part d’ironie – soit savantes ou éloquentes.

 

·        La poésie dans Nedjma

 

L’inclination de l’écrivain vers la poésie tient avant tout à son propre tempérament. Le premier dessein de Kateb, au début de sa carrière, fut d’écrire de la poésie. Kateb a toujours porté son tempérament de poète. Sa sensibilité, la situation tragique de son pays contribuèrent à augmenter son amour premier pour la poésie. Nous en constatons dans le roman une grande richesse poétique tel que le passage de description qu’il fait de Seybouse :

 

extatique, d'un seul et vaste remous, la mer assombrie mord insensiblement dans le fleuve, agonisant jaloux de ses sources, liquéfié dans son lit, capable à jamais de cet ondoiement désespéré qui signifie la passion d'un pays avare d'eau, en qui la rencontre de la Seybouse et de la Méditerranée tient du mirage; l'averse surgit en trombe, dégénère, éternuement avorté ; les constellations se noient d'une nuit à l'autre dans l'embrun, subtilisées ainsi que des escadrilles au camouflage vaporeux; porte-avions, tirant des flots bouleversés quelque essence de planète, en dépit des crépitements belliqueux du ressac, l'orage rassemble ses forces, avec l'imprévisible fracas d'un char tombé de gouffre en gouffre; fantôme cramoisi effilochant au vent d'ouest son hamac, traîne un soleil grimé, calumet sans ardeur s'éteignant dans la bave d'une mer lamentablement vautrée, mère de mauvaise vie et desang froid qui répand dans la ville un air de maléfice et de tor-peur, fait de toute la haine de la nature pour le moindre geste et la moindre pensée... « Pays de mendiants et de viveurs, patrie des envahisseurs de tout acabit, pense Mus-tapha, pays de cagoulardes et de femmes fatales... » (p.66)

 

 

            Le second passage évoque fiévreusement Constantine :

 

« Écrasante de près comme de loin — Constantine aux camouflages tenaces, tantôt cre-vasse de fleuve en pénitence, tantôt gratteciel solitaire au casque noir soulevé vers l'abîme : rocher surpris par l'invasion de fer,d'asphalte, de béton, de spectres aux liens tendus jusqu'aux cimes du silence, encerclé entre les quatre ponts et les deux gares, sillonné par l'énorme ascenseur entre le gouffre et la piscine, assailli à la lisière de la forêt, battu en brèche, terrassé jusqu'à l'esplanade où se détache lu perspective des Hauts Plateaux, — cité d'attente et de menace, toujours tentée par la décadence, secouée de transes millénaires, — lieu de séisme et de discorde ouvert aux quatre vents par où la terre tremble et se présente le conqué-rant et s'éternise la résistance » (p.153)

 

Ces deux passages donnent une idée de l’habileté poétique de Kateb qui vise surtout à créer une atmosphère poétique. Le lecteur doit laisser de côté tout ce qui touche à la raison et s’abandonner à sa sensibilité ; il doit se laisser investir par la poésie

 

·        Les thèmes

1-     L’arrière plan historique

Dans Nedjma, Kateb part de l’observation de faits et d’événements réels dans une situation sociale donnée et crée, à partir d’eux, son monde romanesque. Loin de se limiter à une fidélité totale à l’histoire ou à une restitution de la réalité de son pays. Son œuvre est plutôt destinée à servir de support à une histoire et à rendre cette histoire aussi vraie que la réalité. L’œuvre de Kateb parle l’Est algérien, du pays et des hommes qui y sont présents comme arrière-plan et comme thème.

 

L’histoire de la tribu Keblout est liée étroitement à celle de la résistance algérienne. Mourad, Mustapha, Rachid et Lakhdar, qui appartiennent tous à la même tribu, ont à affronter la décadence de leur monde. Chacun, à sa manière, lutte désespérément pour surmonter la crise dans laquelle se débat leur patrie. Le roman peint l’image d’une Algérie dominée et exploitée par les colons où aucune liberté n’est laissée aux populations du pays et bien des droits leur sont refusés par les intrus –nouveaux maîtres- ; c’est pourquoi l’Algérie apparaît dans Nedjma comme une immense prison symbolisée de façon poignante par la prison de Lambèse :

Le pénitencier qui faisait l'orgueil de Napoléon III, et les Corses patrouillent l'arme à la bretelle, en parfait équilibre sur le mur, et le soleil ne luit pour nous qu'à la visière des gardes, sur les canons de leurs fusils, jusqu'à la fin des vingt ans de peine... (p.41)

 

 

Le roman relate aussi la défaite des troupes d’Abdelkader en exaltant leur courage, leur bravoure et leur farouche résistance. Il relate aussi comment la tribu Keblout entre lentement dans une phase de désagrégation de plus en plus évidente. La façon de vivre de Si Mokhtar en est une des images frappantes de cette décadence. Si Mokhtar apparaît comme un homme peu soucieux de protéger et de régénérer son peuple. Affichant une déchéance morale, ce personnage essaie consciemment ou inconsciemment d’échapper à sa condition, de s’évader, et d’oublier à jamais la mission historique qu’il a à accomplir :

« Sans femme, sans métier, forçant les portes, vomissant dans les ascenseurs » (p.98)

 

Il s’adonne à la boisson et s’empêtre dans toutes sortes d’amours et d’affaires étranges.

 

            Un autre personnage, membre de la tribu Keblout, Sidi Ahmed, le père de Mourad, vit à peu près de la même manière ; il est présenté dans le roman en un passage très significatif :

 

« Le père de Mourad, Sidi Ahmed, est mort dans un accident d'autocar, en compagnie d'une prostituée retirée d'une maison close de Tunis; dans ce raid audacieux, le défunt a sacrifié les vestiges de l'héritage ancestral qui se montait, dit-on, avant l'invasion française, à trois mille pièces d'or, sans parler des terres. Cette fortune, quand Sidi Ahmed passe de vie à trépas, est engloutie dans une série de mésaventures, les unes fatales, les autres stupides ; les terres, par exemple, ont été perdues dans la lutte contre les Français : l'arrière-grand-père de Mourad avait combattu sous la bannière d'Abdelkader, s'exposant aux représailles de Bugeaud, qui fit distribuer les plus beaux domaines aux colons accourus d'Europe; par contre, l'argent liquide a été dissipé par Sidi Ahmed, qui pratiquait le charleston et la polygamie » (p.77)

 

Contrairement à cette catégorie de personnages appartenant à la génération précédente (Si Mokhtar, Sidi Ahmed, l’oukil maître Gharib) et qui sont représentés comme des hommes dégénérés, peu soucieux et infidèles à la glorieuse tradition de leur tribu, les jeunes personnages Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha se révèlent soucieux de combattre jusqu’à l’indépendance de leur pays (Rachid prit une part active au soulèvement patriotique de 8 mai 1945).

 

De même, l’auteur se focalise sur le sentiment de frustration dû à l’invasion française, à la défaite militaire suivie de la domination économique qui fut la cause d’un antagonisme permanent entre les deux clans : dominateurs / dominés. En opposition aux personnages incapables de faire face à la désintégration de leur tribu, d’autres se lèvent, pauvres mais fiers, mourant de faim, mais soucieux de sauvegarder l’héritage des Ancêtres :

« Ils gardaient la mosquée détruite, le mausolée, le peu de terre, l'étendard de l'ancêtre, et l'on parla de les constituer en confrérie pour en garder le contrôle, au cas où germerait un projet de vengeance... » (p.128)

 

2-     La terre

A travers tout le roman de Kateb, il est question de la perte de la terre –vendue ou confisquée-. La perte de la terre est abordée comme une souffrance subie après une l’accablante  frustration consécutive à la défaite originelle. La terre de ceux qui avaient résisté fut saisie par les nouveaux maîtres puis distribuée aux colons :

« Cette fortune, quand Sidi Ahmed passe de vie à trépas, est en-gloutie dans une série de mésaventures, les unes fatales, les autres stupides ; les terres, par exemple, ont été perdues dans la lutte contre les Français : l'arrière-grand-père de Mourad avait combattu sous la bannière d'Abdelkader, s'exposant aux représailles de Bugeaud, qui fit distribuer les plus beaux domaines aux colons accourus d'Europe » (p.77)

 

Ces premières victimes de la colonisation et tous des paysans sans terre passaient leurs temps à errer dans les faubourgs des grandes villes ne sont pas à blâmer car ils ont combattu avec courage et détermination avant d’essuyer un échec devant les envahisseurs. A ce point de vue, l’auteur de Nedjma maintient son roman très proche de la vérité historique ; il s’élève très clairement contre la spoliation de sa patrie ; mais il condamne aussi ses compatriotes qui ont été consentants de vendre leurs terres. Les Keblout qui vendent leurs terres et vont vivre en ville contribuent à la désagrégation de la tribu. Le personnage Rachid illustre ce point de vue, en exprimant l’incapacité de son père de conserver la terre familial :

« Et comme tous les mâles de la tribu sont exilés ou morts, ce nègre fidèle au Nadhor natal pouvait même nous chasser, puisque nous étions de ceux dont les pères avaient vendu leurs parts de terre et contribué à la ruine de l'œuvre ancestrale ».  (p.146)

 

La légende, constamment présente à chaque page du roman, fait apparaître dans un rêve, le vieux Keblout donnant libre cours à sa colère contre ses descendants qui n’ont pas su protéger leur terre ancestrale. L’histoire de l’Algérie dans Nedjma, apparaît comme une fusion de la fiction et de la réalité ; c’est une transposition littéraire d’une histoire réelle en vue de recréer un monde dans sa totalité. Le thème central dans l’œuvre de Kateb  est la terre des ancêtres.

 

3-     Nedjma et la signification sociale de l’amour

Le personnage de Nedjma est au cœur du roman de Kateb. L’image de cette femme désirée obsède les quatre jeunes gens ; elle est aussi l’obsession longtemps cachée de Si Mokhtar. Elle est l’enjeu de diverses rivalités : les quatre amis se disputent Nedjma : Si Mokhtar l’enlève à Kamel, l’époux légitime et à sa mère adoptive ; finalement, le nègre Keblout la ravit à son père, la rend à la tribu qui la sequestre au Nadhor.

 

L’amour des quatre héros, fils de Keblout, pour Nedjma semble répondre à cette recherche d’unité et renforce les liens entre les héros. Cependant, cet amour commun pour Nedjma n’est pas seulement facteur d’unité ; source de jalousie, il apparaît parfois comme une menace de division. Chacun des quatre amis vit un conflit qui oppose son amour à son amitié pour ses compagnons. Mourad par exemple ressent une double jalousie quand Lakhdar courtise Nedjma. Il a l’impression d’une double perte : il perd en même temps son ami et la femme qu’il aime. Mais cette jalousie n’est pas destructrice. La tribu à laquelle appartiennent les quatre amis, ainsi que leur destin commun, les aident à surmonter ce sentiment douloureux.

 



[1] Dans le roman traditionnel, l’auteur présente l’histoire soit à la première personne, soit à la troisième personne. Du début jusqu’à la fin du roman, le point de vue ne change pas ; l’intrigue se déroule de façon cohérente, dans la même perspective jusqu’à la fin. Dans cette perspective permanente, l’écrivain se comporte comme un observateur omniscient. Dans cette conception du roman, on offre au lecteur une place privilégiée de laquelle il peut aisément observer ce que l’écrivain veut lui montrer. L’intrigue dans de tels romans, est relativement simple, les diiférents épisodes sont clairement décrits et l’angle de vision délimité.

[2] Charles Bonn, Kateb Yacine : Nedjma, Paris, PUF, 1990, p. 66

[3] Depuis le début du 20e siècle, un certain nombre de théories virent le jour en psychologie et entraînent des changements profonds tel que la nouvelle utilisation du temps. Le concept de courant de conscience présente la conscience comme un flux continu et non comme une série de pensées discontinues. Il donna naissance à de nouvelles formes d’art romanesque dans la structure du roman et dans le style. L’expression « stream of consciousness » fut utilisée pour la première fois par W. James dans ses principes de psychologie. E. Dujardin fut le premier écrivain ayant fait recours vers la fin du 19e siècle au nouveau procédé –monologue intérieur- dans Les lauriers sont coupés.

Le monologue intérieur utilisé fréquemment par ses précurseurs, Joyce et Faulkner, est dans le domaine littéraire la conséquence direct du concept de courant de conscience.


Last modified: Friday, 24 March 2023, 1:55 PM