I/ Littérature de transgression – Littérature de dénonciation

 

Les indépendances des pays du Maghreb, dont des critiques et des écrivains comme J. Déjeux et A. Memmi, pensaient qu'elles mettraient un terme à l'expression littéraire en langue française, la voient perdurer.

En Algérie, les expressions littéraires s’effacent durant les premières années d’indépendance. Ne demeurent plus que quelques échos poétiques empreintes de désespoir.

 

Les voix d’opposition sont souvent réduites au silence par un système occupé de créer sa propre légende qui s’intègre dans le nouveau mythe algérien. Considérés comme opposants à la Révolution, les auteurs de graphie française[1] vont être la cible de critique, d’action d’intimidation, d’incarcération (comme le poète musicologue Bachir Hadj Ali), …. Ce climat d’oppression va pousser d’autres écrivains à l’exil à l’image de Mohammed Dib.

Les grands auteurs de l’avant indépendance prendront leurs distances avec la production littéraire classique : Y Kateb se consacrera au théâtre en arabe dialectale, M. Mammeri à ses recherches anthropologiques et M. Haddad se taira.

 

         Après le flottement des premières années de l’indépendance, de nouveaux noms viendront enrichir la littérature algérienne. Les plus connus sont Mourad Bourboune qui publie en 1968 le Muezzin,  Boudjedra qui publie en 1969 la Répudiation et Nabil Farès qui publie en 1970 Yahia, pas de chance.  Le regard incisif de ces jeunes auteurs sur la réalité sociale est énonciatrice des maux qui guettent une société qui s’est construite autour d’une authenticité mythique et monolithique.

 

           Au Maroc, la production littéraire n’offre pas du tout les mêmes caractéristiques. Elle est, comme en Tunisie, le fait de créateurs isolés qui ont fait le choix de s’exprimer en langue française.  Ces « électrons libres » vont se réunir autour d’une revue manifeste, la revue Souffles. L’écriture marocaine  sera, autour des années 1970, la plus prolifique et surtout le plus nouvelle des écritures maghrébines.

 

        L’oppression officielle ne va pas épargner les auteurs marocains qui subiront à leur tour intimidation, incarcération  (à l’exemple d’A. Lâabi),…

Le cas de la Tunisie est encore différent. Avec des écrivains plus nombreux, la littérature tunisienne se fait alo rs une place dans le champ maghrébin de langue française ; elle rejoint les préoccupations des autres auteurs avec une réflexion et des réalisations originales dans la recherche d'un syncrétisme ou d'un ajustement entre les deux cultures et les deux langues, sans doute parce que le bilinguisme français-arabe y est mieux vécu parce que mieux maîtrisé.

 

Il parait, au terme de ce portrait très général, que la littérature maghrébine de graphie française a existé malgré les tentatives d’anéantissement et de subordination dont elle a été victime. Elle s’est engagée à dire la dure réalité dans laquelle vivaient les Maghrébins, à exposer les idéologies totalitaires des pouvoirs en place

 

Sur le plan de l’écriture, l’écriture dite réaliste va laisser la place à ne graphie inclassable qui bouleverse toutes les typologies narratives et littéraires et qui inscrit le texte maghrébin dans une modernité et une pluralité assumées.

La notion de « bilangue » avancée par le Marocain Khatibi, définie comme «langue de l’aimance », peut se retrouver peu ou prou chez de  nombreux auteurs qui signent une identité « métisse » dans la dynamique de l’Histoire et contre le mythe de la pureté de l’origine.

 

II La littérature à l’orée de l’indépendance (la littérature des années soixante)

 

            Après l’indépendance de l’Algérie, on s’attendait à voir fleurir des textes littéraires traitant de la Guerre d’indépendance. Le thème de la guerre sera traité principalement dans la poésie qui permet la simultanéité. « Assia Djebar, la première, tente une fresque de la Société algérienne en guerre dépassant l'écriture quelque peu monologique de Malek Haddad, avec Les Enfants du Nouveau Monde (1962). Assia Djebar passe à une énonciation à la troisième personne. Car pour être représentatives des différents vécus en présence, ces paroles doivent nécessairement être distanciées, dans leur juxtaposition symbolique elle-même. On trouve ainsi dans ces textes, une approche de ce plurilinguisme dont la théorie littéraire depuis Bakhtine fait une des caractéristiques du genre romanesque. Mais ce roman, pourtant assez bien venu, souffre de la contradiction entre un projet didactique parfois rigide, même s'il sait éviter le manichéisme, et la projection de l'auteur dans l'un de ses personnages, intellectuelle algérienne acculturée comme elle, qui rend ce roman attachant.

 

Les romans algériens de la guerre, du moins ceux écrits pendant les événements ou peu après par des écrivains algériens confirmés, apparaissent donc somme toute fort peu comme une scénographie collective du rapport des colonisés aux colonisateurs, mais plutôt comme une insertion de leur « je » individuel et volontiers humaniste dans un débat politique que de ce fait ils placent sur le plan d’un humanisme qui échappe au dialogue binaire agressif que supposerait une vraie scénographie postcoloniale de cette guerre. Tout au plus, parmi les textes significatifs de cette littérature à cette époque, Les Enfants du Nouveau Monde, d’Assia Djebar est-il systématiquement construit comme une fresque de courts récits sur des femmes de tous les milieux sociaux algériens confrontées également à la guerre au quotidien. Pourtant même dans ce texte on reconnaît celle de ces femmes dont l’auteur(e) est la plus proche, et qui représente précisément cet humanisme que le projet quelque peu épique du roman exclurait logiquement. Dès lors, face à un projet collectif d’engagement, l’inscription des écrivains échappe aux stéréotypes qu’attendrait d’eux un discours plus militant, et les tenants de ce dernier n’ont pas manqué de le leur reprocher. Ce thème se prêtant plus qu’un autre encore à une énonciation collective, marque majeure de la scénographie postcoloniale « engagée », sera pour ces écrivains le prétexte à une insertion individuelle de leur voix singulière, où le collectif se confond très vite avec l’universel d’un humanisme. »

La production littéraire maghrébine de graphie française connut dans les années qui suivent l’indépendance de l’Algérie une baisse considérable. Il faudra attendre la fin des années soixante, pour assister à sa résurrection. Cette renaissance sera marquée par l’engagement de la littérature et la subversion de la forme. Cet engagement a une dynamique plus directe que celle des années de l’avant indépendance.

 

Mourad Bourboune : de même que toute une génération née entre 1935-1945, ayant une trentaine d’année amorce un tournant par un renouvellement thématique du roman maghrébin. Peu lu, son œuvre marque quand même une sorte de bilan pour voir plus clair et proclamer une authentique libération. Son œuvre (Le mont des genêts 1962 – Le Muezin 1968 – Le pélérinage paien (poésie) 1964) rend compte d’un cheminement d’un homme qui change de peau, symbolique d’une Algérie qui se transforme.

Dans le même ordre d’idée, les écrits de Dib avec La danse du roi 1968 et le marocain Mohamed Khair eddine avec Nausée noire 1964 suivi de Agadir 1968 expriment le Maghreb en plein transformation.

 Deux revues marocaines Lamalif et Souffle crées en 1966 militent pour le renouvellement parce que la littérature d’hier ne répond guère aux besoins nouveaux et aux problématiques nouvelles. Autrement dit, si les écrits d’antan furent une immense lettre ouverte à l’Occident, il est temps de se regarder soi-même, de se critiquer soi-même pour pouvoir aspirer à de nouveaux horizons. Pour cela, on prône de sortir de la littérature conformiste, au vocabulaire convenu, délaisser le nationalisme anachronique qui détournent  le peuple des réalités nouvelles. C’est aussi un appel contre « les mythes inhibiteurs » comme le nomme Mostefa Lacheraf, des épopées sans lendemain qui détournent les auteurs des problèmes cruciaux que les jeunes nations du Maghreb vivent au seuil de leurs indépendances.

 

III De la transgression en littérature maghrébine des années soixante-dix

 

Les écrivains maghrébins de langue française issus  des générations précédentes ou ceux arrivés                        à l’écriture dans les années 1970 est celle des espoirs déçus et des désillusions. Après l’euphorie des Indépendances, ce fut l’insoutenable désenchantement. De ce fait, la littérature maghrébine s’est fixé alors d’autres objectifs que ceux des années 50. Les auteurs font suivre la révolte contre l’autre, celle contre leurs propres sociétés. L’écrivain maghrébin tient en quelque sorte un rôle social, celui de l’éveilleur et du critique. C’est maintenant une littérature qui dénonce les maux internes de la société

 

 L’engagement contre les pouvoirs en place sera la dynamique essentielle de la littérature maghrébine dans les années 70. Cette dynamique profitera surtout aux romanciers parmi les plus médiatisés : Rachid Boudjedra et Tahar Ben Jelloun. Mais, on aurait tort de réduire les textes maghrébins de cette décennie à des réquisitoires. Ces textes sont, avant toute autre chose, issus  de questionnements esthétiques

 

Le thème de la guère de libération continue à nourrir l’écriture des auteurs maghrébins. Cependant, une nouvelle thématique, surtout une nouvelle écriture devient un fait apparent chez un certain nombre d’écrivains. Une nouvelle génération s’impliquent dans ce niveau climat pour exprimer le nouvel homme et le nouveau monde dans un Maghreb récemment indépendant.

 

Durant les années 70, des auteurs maghrébins connus ultérieurement demeurent actifs. En Tunisie, Albert Memmi publie Le scorpion 1969 – Le Désert 1977 – Le Bruit dort 1978, il met en scène des personnages errants qui se cherchent en exil. Tandis que Abdelwahab Meddeb se démarque en 1979  par une subversion totale de la langue française en introduisant dans son écriture l’arabe, le chinois ainsi que le corps et la jouissance.

 

*Quelques exemples :

Rachid Boudjedra  de son côté annonce en Algérie l’ère  d’une écriture qui verse dans la transgression et la subversion. Dans la mouvance des « enfants terribles » de la littérature algérienne, il se démarque par son œuvre romanesque, La Répudiation 1969 – L’insolation 1972 – Topographie idéale pour une agression caractérisée 1975 – L’escargot entêté 1977,  qui portent des critiques acerbes contre la société bourgeoise et contre le régime politique

 

Nabil Farès : Yahia pas de chance 1970 – L’exil et le désarroi 1976

Mohammed Dib : Dieu en Barbarie 1970 – Le Maître de chasse 1973 – Habel 1977

L’auteur qui se situe à la fois dans le courant du ressourcement culturel, celui du combat signe également sa contestation, en exprimant à travers un regard du dedans les questions fondamentales telles que l’exil intérieur et la réconciliation de l’homme avec lui-même et avec autrui.

 

Tahar Djaout : L’exproprié 1981 – Les chercheurs d’os 1984

Rachid Mimouni : Le fleuve détourné 1982 – Tombéza 1984 – L’honneur de la tribu 1989

 

Driss Chraibi : La Civilisation ma mère 1972

Abd El Kader Khatibi : La mémoire tatoué 1970 – Le livre du sang 1979, une œuvre qui cible la double culture et le bilinguisme

Tahar Ben Jelloun Harrouda 1973 – Moha le fou, Moha le sage 1978

 

Abdelwahab Meddeb Talismano 1979

 

Ces romans manifestent la révolte contre les pouvoirs nouvellement établis en subvertissant les genres et en refusant les conventions qui régissent le romanesque.

 

IV Signes de modernité dans la littérature maghrébine

 

        A partir des années 70 et durant les années 80, la nouvelle génération de littérature maghrébine (y compris quelques  auteurs des années 50) s’exprime à travers le refus des codes littéraires établis, la subversion des genres traditionnels et la revendication d’une écriture anticonformiste, provocatrice même. L’adoption des formes éclatées susceptibles de traduire le désenchantement et l’amertume, sinon la révolte. « Ici, le style, l’écriture, la forme sont par eux-mêmes messages et porteurs de signification. »[2]

Il s’agit d’une génération d’écrivains iconoclastes à l’échelle de tout le Maghreb. Une génération qui n’a pas cessé d’introduire des transformations et des renouvellements thématiques et esthétiques au niveau de tous les genres littéraires.

 

« La fin des années 80 marque ainsi la fin relative dans la littérature maghrébine d’une écriture iconoclaste, tant sur le plan de la forme que du contenu : celle de Boudjedra, Khair-Eddine, Ben Jelloun, Farès, Bourboune, Laâbi, et bien d’autres, qui dignes successeurs de Kateb ou de Chraibi, prônent la subversion formelle comme beaucoup plus efficace que celle des thèmes, et furent perçus de ce fait comme une génération de monstres sacrées. »[3]

 

        La modernité du roman maghrébin durant les décennies 70 et 80 se manifeste par un décentrement de l’écriture par rapport aux canons et conventions traditionnels. Ce projet de nouvelle écriture entamé par Kateb Yacine à l’époque coloniale prend de l’ampleur avec les écrivains de la post-indépendance. De ce fait, « Parcourir les nouveaux textes maghrébins de langue française, c’est découvrir un aspect ouvert dans lequel l’écriture est devenue comme par nécessité une activité de démolition. Inachèvement, expression chaotique, destruction des codes de lisibilité et vraisemblance, fragmentation, mélange des genres […] Fauchage systématique du sens … Le tout tendu vers la recherche de l’inédit, vers le non lieu de la clôture, pour le maintien perpétuel de l’œuvre en chantier »[4]

 

Il s’agit d’une nouvelle génération qui pratique les écrits de la distanciation et de la rupture par rapport au modèle réaliste et déploie un discours de dénonciation de l’injustice, de l’arbitraire.

La modernité, pour un auteur maghrébin tend vers une reconstruction au sein de son authenticité. Il est aussi question d’aller vers un décentrement libérateur et productif. Il s’agit d’une modernité textuelle qui tient à imprimer la spécificité du signe maghrébin : celle de se positionner au croisement des cultures (celle de l’Orient et celle de l’Occident). C’est dans cette ambivalence que la littérature maghrébine se positionne, se maintient et revendique sa modernité, ses innovations et son renouvellement tout en se sauvegardant en ce qui la définit à l’origine. Ainsi, la mémoire collective, le référent Histoire, la tradition orale, les mythes, les légendes, les contes, les discours ancestraux etc occupent une place importante dans la texture narrative. Par conséquent, cette diversité au carrefour du croisement fait sa richesse et la propulse vers l’ouverture du monde et vers l’Autre. La littérature maghrébine se dote de codes narratifs et discursifs qui s’articulent dans l’hétérogénéité et dans le métissage qui forment les fondements de la pensée moderne.



[1] - Cette mise à l’écart touchera aussi les poètes de graphie arabe à l’image de Moufdi Zakaria

[2] Mohamed Ridha Bouguerra & Sabiha Bouguerra, Histoire de la littérature du Maghreb. Littérature francophone, Paris, Editions Ellipses, 2010, p.53

[3] Charles Bonn & Farida Boualit, ouvrage collectif : Paysages littéraires Algériens des années 1990 : témoigner d’une tragédie, Paris, Revue Etudes Littéraires Maghrébines N°14, 2002, p.08

[4] Beida Chikhi, Maghreb en textes. Ecriture, histoire, savoirs et symbolique. Paris, L’Harmattan, 1996, p.7


Modifié le: vendredi 24 mars 2023, 14:05