LE DECHIREMENT INGUISTIQUE

Auteurs maghrébins face à la langue française : Malaise, Polémique et Créativité

 

 

Tout conquérant, une fois installé dans un pays, opte à modeler le peuple de ce dernier à son image, surtout s’il s y implante avec une langue de civilisation et de prestige (presse +vaste littérature). Tout peuple soumis désire connaître la langue du conquérant. On s’en empare pour l’utiliser avec profit ? Par amour des belles lettres ? Ou à cause de ses prestiges ?

 

Les écrivains maghrébins ne peuvent pas se détacher de l’Histoire de leurs pays, ils ont écrit et écrivent toujours dans la langue du conquérant qui a enraciné la langue française à travers l’école.

 

Au sein de ce dilemme et face aux reproches de leurs siens quant à l’utilisation de « la langue de l’ennemi » et non de la langue arabe, les auteurs maghrébins d’expression française ont avancé des points de vue divers. Chacun d’eux nous livre une réponse personnelle.

 

1-Langue du conquérant : la langue française imposée

 

Bachir Hadj Ali  voit que « Le peuple algérien adopta par rapport à la langue française, une attitude lucide, révolutionnaire, et à la longue rentable. Il prit au sérieux l’instruction dans cette langue, bien que ce fut la langue du vainqueur »[1]

Il précise également que presque la totalité des écrivais maghrébins sont allés « dans ’’la gueule du loup’’. Ils n’ont pas eu à choisir autre que cette école française. Ecrire en français n’est pas en vertu d’un choix délibéré. »[2]

 

 2-Langue de l’ennemi : la langue française langue de l’exil

 

Le cas des auteurs qui ont vécu dans une situation délicate, celle de vivre et sentir les enchevêtrements et contradictions culturelles. Senti surtout chez des cas algériens.

 

Malek Haddad semble être le prototype d’un auteur qui vivait ce désarroi. Chez ce dernier, la rupture avec la langue française est déjà pressentie dans  La dernière impression, Je t’offrirai une gazelle, L’élève et la leçon,  Le quai aux fleurs ne répond plus , où il met en scène des protagonistes angoissées nourrissant un amour passionnel avec une blonde étrangère et qui finissent toujours par marquer la rupture ( faire sauter un pont, sauter du train) parce qu’ils ne peuvent pas échapper à l’Histoire, à l’évènement qui s’impose : la guerre.

 

Malek Haddad a clairement exprimé son point de vue dans son essai  Les zéros tournent en rond  1961, à propos les difficultés qui entravent la transposition de la pensée arabe en français : « Il n’y a qu’une correspondance approximative entre notre pensée Arabe et notre vocabulaire français »[3]

Après l’indépendance, cet auteur se voyait obligé de se soumettre à l’un des objectifs essentiels de la révolution : -le rétablissement de la langue arabe et de son enseignement systématique-

 

N’ayant pas l’intention de faire le procès de la langue et de la culture française, il avoue tout de même ; « Je serai mal placé, moi qui suis de formation intellectuelle française, pour condamner cette langue qui pour m’être étrangère, n’en demeure pas moins mon seul outil et ma seule arme de combat »

Cependant, en 1964 il opte pour un suicide littéraire, celui de ranger définitivement sa plume. Il déclare lors d’un débat : «Algériens, nous écrivons dans la langue de ceux qui furent nos ennemis dans la guerre de libération. Eh bien c’est impossible ! Nous devons disparaître en tant qu’écrivains … Nous gênons ». Il rapporte dans Les zéros tournent en rond : «Gabriel Audisio me citait un jour une de ses propres phrases qui résume assez bien sa pensée : " La langue française est ma patrie ". Je me souviens de lui avoir répondu : - La langue française est mon exil. »

 

Dans un article intitulé Grandeur et misère de la littérature algérienne publié en 1966, il avoue : « La langue française m’adonné mes premières émotions littéraires, a permis la réalisation de ma vocation professionnelle. Il m’est un devoir agréable de la saluer. A sa manière, elle est devenue un instrument redoutable de libération. C’est en français que j’ai prononcé pour la première fois le mot indépendance »

 

Kateb Yacine considère la langue de l’ennemi comme « un butin de guerre » qui lui a permis d’écrire en français tout en conservant son patrimoine. Il postule que « L’important à l’époque était de parler à l’ennemi dans sa propre langue. C’est la meilleure façon de le désarmer »

Depuis 1970, écrivant toujours en langue française, il se fait traduire voyant en cela un moyen efficace, celui d’atteindre le peuple dans ses langues parlées. Ces dernières sont à considérer en premier lieu. Kateb crie haut et fort que « Aucune langue n’est étrangère à condition  de pratiquer d’abord sa propre langue. Je m’exprime aujourd’hui en arabe dialectal, dans la langue du peuple algérien. J’apprends aussi à balbutier la langue berbère des ancêtres ; c’est un double saut périlleux. Il faut le faire ou se résigner à l’aliénation »

Assia Djebbar  exprime le désarroi  et les difficultés rencontrées par les auteurs maghrébins d’expression française, malaise subi d’être dans la langue de l’autre. Celui de raisonner en français et produire leurs propres images et souvenirs qui se réclament du tréfonds algérien : «  Notre premier exil fut de langue, cela dès notre jeunesse »

 

 

3-Langue française assumée

 

Bien qu’elle soit étrangère, la langue française fut pour d’autres auteurs maghrébins, une langue seconde, une langue maternelle. Chez ces derniers, écrire en français relève, certes, d’une obligation et non d’un choix. En revanche ils ont su se servir intelligemment de cet instrument linguistique mis entre leurs mains.

 

Albert Memmi affirme en 1967 que même si la langue française n’est pas sa langue maternelle, il s’en sert à merveille pour faire parvenir sa voix : «  Pour moi l’histoire est encore à faire, les mots sont tout neufs (…) Moi, j’ai peur, et je suis obligé de me battre sans cesse, et c’est cela ma littérature »

 

Mohammed Dib s’est prononcé à propos de la langue française depuis 1952, considérant déjà cette langue comme maternelle. Auteur qui tenait dans son écriture à rechercher des expressions adéquate pour évoquer les profondeurs de son peuple, il considérait la langue française comme « véhicule idéale d’une pensée qui cherche à travers les réalités locales à joindre les préoccupations universelles de notre époque. Algérien, je ne vois aucun drame à l’employer ».

Dib n’éprouve, en effet, point de déchirement entre les deux cultures, les deux langues, bien au contraire, ces deux univers lui permettaient d’envisager des possibilités multiples. « Je suis le produit d’une formation française et d’une culture maghrébine », disait-il. La langue française est à voir comme un enrichissement pour la culture arabe.

 

Pour Mouloud Mammeri, utiliser la langue française n’implique pour lui aucun complexe d’exil ou d’aliénation. Il  considère que « écrire en français ou en arabe est une richesse pour un algérien ».

 

Dans un débat entre écrivains algériens animé en 1965,  Mourad Bourboune affirme qu’écrire en langue française est pareil à jouer à son propre gré de son instrument de musique parce que  « un écrivain algérien parle peut être avec les mêmes mots qu’un français mais n’utilise pas le même langage ».

 

Tahar Ben Jelloun vante l’ouverture et l’épanouissement de l’esprit maghrébin qui s’exprime dans une langue qui n’est pas sienne. Il voit que « le bilinguisme offre l’avantage d’une ouverture sur la différence ».Ne ressentant aucun malaise de déchirement, il considère que « L’important c’est de s’exprimer, de dire, d’écrire et de ne pas se réduire au silence ».

Relevant d’un choix délibéré, Ben Jalloun sait en tirer profit de cette langue : « Je vois la langue française comme un outil de travail et un instrument de jouissance personnelle ».

 

Ecrire en français serait aussi un moyen de dire ce qu’on ne peut exprimer en arabe.

Salah Garmadi linguiste et poète tunisien l’atteste : « Je l’avoue, c’est par l’intermédiaire de la langue française que je me sens le plus libéré du poids de la tradition ; c’est là que le poids de la tradition étant le moins lourd, je me sens le plus léger »

 

D’autres auteurs maghrébins soulignent que ce sont des raisons professionnelles qui les ont fait venir à cette langue.

 

Rachid Boudjedra est clair à ce propos : « J’avais choisi d’écrire en français tout d’abord pour résoudre deux problèmes qui se posaient à moi : L’édition et le public de mes œuvres ».

 

Le marocain Ahmed Sefrioui aspire à l’universalité en préférant le français comme langue d’écriture pour pouvoir se faire atteindre par un large public. Pour cet auteur, « il s’agissait de manifester une volonté d’évolution et d’évasion hors des cadres traditionnels ; il fallait adopter une langue de culture universelle qui permettent d’atteindre un large public ».

 

Moyen d’expression pour Kateb, instrument de travail pour Dib, moyen de communication pour Mammeri, la langue française est revendiquée par les auteurs maghrébins avec plus ou moins de sérénité ou de résignation. Cependant, l’après 62 n’a pas constitué l’extinction annoncée de l’expression littéraire algérienne de langue française, mais plutôt son extension. Cette littérature fait preuve de  prolixité. Nous avons affaire pas à un ou deux écrivains, mais à un ensemble d’auteurs qui se signalent à l’attention par leur maturité d’écriture et une confiance infinie dans leur art caractérisé par la diversité des écritures et des thèmes


[1] Bachir Hadj Ali, Soleils sonores, ENAG, Alger, 1985, p. 13.

[2] Idem

[3] Malek Haddad, Les zéros tournent en rond, Paris, Ed. F. Maspéro, 1961,p.32.

 


آخر تعديل: Friday، 24 March 2023، 2:13 PM