Activité
Support 1 : Extrait romanesque de Mohammed Dib
Consigne : repérer tout ce qui souligne la spécificité de ce texte en tant que récit de vie.
- Quel est le titre du livre d’où ce texte est extrait ?
- De quel genre s’agit-il ?
- Quel thème ou thèmes constatez-vous dans cet extrait ?
- Quelles informations ?
- Quelle époque évoque ce texte ?
- Quels indices le confirment ?
- L’extrait raconte-il une histoire vraie ?
- Quel nom est repris plus d’une fois dans le texte ?
- Quel est l’effet produit par cette reprise ?
- Lisez le dernier paragraphe. Que constatez-vous ?
A peine s’emboîtèrent-ils dans leurs pupitres que le maître, d’une voix claironnante, annonça :
― Morale !
Leçon de morale. Omar en profiterait pour mastiquer le pain qui était dans sa poche et qu’il n’avait pas pu donner à Veste-de-Kaki.
Le maître fit quelques pas entre les tables ; le bruissement sourd des semelles sur le parquet, les coups de pieds donnés aux bancs, les appels, les rires, les chuchotements s’évanouirent. L’accalmie envahit la salle de classe comme par enchantement : s’abstenant de respirer, les élèves se métamorphosaient en merveilleux santons. Mais en dépit de leur immobilité et de leur application, il flottait une joie légère, aérienne, dansante comme une lumière.
M. Hassan, satisfait, marcha jusqu’à son bureau, où il feuilleta un gros cahier. Il proclama :
― La Patrie
L’indifférence accueillit cette nouvelle. On ne comprit pas le mot. Le mot, campé en l’air, se balançait.
― Qui d’entre vous sait ce que veut dire : Partie ?
Quelques remous troublèrent la calme de la classe. La baguette claqua sur un des pupitres, ramenant l’ordre. Les élèves cherchèrent autour d’eux, leurs regards se promenèrent entre les tables, sur les murs, à travers les fenêtres, au plafond, sur la figure du maître il apparut avec évidence qu’elle n’était pas là. Patrie n’était pas dans la classe. Les élèves se dévisagèrent. Certains se plaçaient hors du débat et patientaient benoîtement.
Brahim Bali pointa le doigt en l’air. Tiens, celui-là ! Il sait donc ? Bien sûr. Il redoublait, il était au courant.
― La France est notre mère Patrie, annonça Brahim.
Son ton nasillard était celui que prenait tout élève pendant la lecture. Entendant cela, tous firent claquer leurs doigts, tous voulaient parler maintenant. Sans permission, ils répétèrent à l’envi la même phrase.
Les élèves serrées, Omar pétrissait une petite boule de pain dans sa bouche. La France, capitale Paris. Il savait cela. Les Français qu’on aperçoit en ville viennent de ce pays. Pour y aller ou en revenir, il faut traverser la mer, prendre le bateau (…) La France, un dessin en plusieurs couleurs. Comment ce pays si lointain est-il sa mère ? Sa mère est à la maison, c’est Aïni ; il n’en a pas deux. Aïni c’est pas la France. Rien de commun. Omar venait de surprendre un mensonge.
Patrie ou pas patrie, la France n’était pas sa mère. Il apprenait des mensonges pour éviter la fameuse baguette d’olivier. C’était ça les études. Les rédactions : décrivez une veillée au coin du feu…. Pour les mettre en train, M. Hassan leur faisait des lectures où il était question d’enfants qui se penchent studieusement sur leurs livres. La lampe projette sa clarté sur la table. Papa, enfoncé dans un fauteuil, lit son journal et maman fait de la broderie. Alors Omar était obligé de mentir. Il complétait : le feu qui flambe dans la cheminée, le tic-tac de la pendule, la douce atmosphère du foyer pendant qu’il pleut, vente et fait nuit dehors. (…)
Les enfants entre eux disaient : celui qui sait le mieux mentir, le mieux arranger son mensonge, est le meilleur de la classe.
Omar pensait au goût du pain dans sa bouche : le maître, près de lui, réimposait l’ordre. Une perpétuelle lutte soulevait la force animé et liquide de l’enfance contre la force statique et rectiligne de la discipline. M. Hassan ouvrit la leçon.
― La patrie est la terre des pères. Le pays où l’on est fixé de puis plusieurs générations.
Il s’étendit là-dessus, développa, expliqua. Les enfants, dont les velléités d’agitation avaient été fortement endiguées, enregistraient.
― La patrie n’est pas seulement le sol sur lequel on vit, mais aussi l’ensemble de ses habitants et tout ce qui s’y trouve.
Impossible de penser tout le temps au pain. Omar laisserait sa part de demain à Veste-de-Kaki. Veste-de-Kaki était-il compris dans la patrie…. Et sa mère, et Aouicha, et Mériem, et les habitants de Dar-Sbitar ? comptaient-ils tous dans la patrie ? Hamid Saraj aussi ?
― Quand de l’extérieur viennent des étrangers qui prétendent être les maîtres, la patrie est en danger. Ces étrangers sont des ennemis contre lesquels toute la population doit défendre la patrie menacée. Il est alors question de guerre. Les habitants doivent défendre la patrie au prix de leur existence.
Quel était son pays ? Omar eût aimé que le maître le dit, pour savoir. Où étaient ces méchants qui se déclaraient les maîtres ? Quels étaient les ennemis de son pays, de sa patrie ? Omar n’osait pas ouvrir la bouche pour poser ces questions à cause du goût du pain.
― Ceux qui aiment particulièrement leur patrie et agissent pour son bien, dans son intérêt, s’appellent des patriotes.
La voix du maître prenait des accents solennels qui faisaient résonner la salle.
Il allait et venait (…)
Omar surpris, entendit le maître parler en arabe. Lui qui le leur défendait ! Par exemple ! C’était la première fois ! Bien qu’il n’ignorât pas que le maître était musulman, ni où il habitait, Omar n’en revenait pas. Il n’aurait même pas su dire s’il lui était possible de s’exprimer en arabe.
D’une vois basse, où perçait une violence qui intriguait :
― ça n’est pas vrai, fit-il, si on vous dit que la France est votre patrie.
Parbleu ! Omar savait bien que c’était encore un mensonge.
M. Hassan se ressaisit. Mais pendant quelques minutes il parut agité. Il semblait être sur le point de dire quelque chose encore. Mais quoi ? Une force plus grande que lui l’en empêchait-elle ?
Ainsi, il n’apprit pas aux enfants quelle était leur patrie.
Mohammed Dib, La grande maison, Seuil, 1952